Evi Swinnen, vous avez été à l’initiative de l’aventure de Nest, un lieu emblématique de Gand aujourd’hui, qui combine salle de concert, ateliers, bureaux, lieu d’exposition, de vente, de création, studio, restaurant, et d’autres choses encore. Qu’est-ce que ce lieu a de particulier, comment s’est-il construit ?
Ce bâtiment est celui d’une ancienne bibliothèque. Dans l’attente de sa réaffectation, il allait être vide pendant au moins deux ans. La Ville a donc lancé un appel à projet pour son occupation gratuite, à l’exception des charges. Cela devait rester ouvert au public, et il ne pouvait y avoir qu’un seul responsable pour tout le bâtiment, entre autres conditions. Plus de deux cents personnes se sont déclarées intéressées, mais l’appel s’avérait très complexe, les délais courts, et de plus en plus de monde se disait que c’était irréalisable. Nous pensions malgré tout que nous ne pouvions pas laisser tomber cet endroit aux mains de candidats commerciaux…
Au sein du Timelab, nous avons alors eu envie de tenter autre chose : nous avons invité tout le monde tous les vendredis pendant six semaines, non pas pour présenter et défendre son projet mais bien pour discuter avec les autres et imaginer qui pourrait être partenaire pour partager un même espace. Un physiothérapeute et un musicien par exemple : ils n’ont pas les mêmes horaires, et ont tous les deux besoin d’un endroit bien isolé du bruit.
Pour payer les charges, nous avons réparti les tarifs en fonction de l’engagement dans le commun, dans l’ouverture : les bureaux non ouverts au public et dont les occupants ne participent pas au tout collectif payent un prix classique, alors qu’une petite start-up certes commerciale mais qui ouvre l’espace au public et s’occupe de l’accueil paye le minimum.
Nous avions réussi à construire une structure très horizontale, une prise de décisions collective, mais avec le temps et de nouveaux arrivants une structure verticale s’est réinstallée, certains se sont mis à décider pour les autres. La logique contributive, où on n’est pas dans le donnant-donnant mais bien dans l’idée de tous contribuer au tout, va à l’encontre de ce que nous apprenons ! C’est très difficile de quitter cette crainte de « se faire avoir ». Aujourd’hui je ne suis plus vraiment en accord avec le projet.
Il faudrait investir vraiment dans la formation du groupe, dans un accompagnement, mais comme c’est invisible, ce n’est pas perçu comme nécessaire – notamment par les politiques, qui n’y consacrent pas de budget. Nous aurions plus largement besoin d’une « école des communs », où nous pourrions apprendre les uns des autres, débattre, collaborer, ne plus être en compétition…
Dans le cadre d’une étude sur les communs dans votre ville réalisée par Michel Bauwens1, vous avez ainsi répertorié quelque cinq cents projets. Pouvez-vous nous donner quelques exemples ?
- Je suis particulièrement intéressée par les initiatives qui parviennent à être suffisamment autonomes pour ne pas dépendre d’une personne ou d’un petit groupe, et qui tiendront le coup même si ceux-ci venaient à arrêter. C’est le cas du Driemasterpark : les habitants ont simplement décidé d’y faire des choses ensemble, de façon très intuitive, notamment y mettre des animaux. La ville a d’abord freiné, ne voulant pas avoir cette responsabilité dans « son » parc. Les gens du quartier ont tenu bon, ils ont maintenant aussi un espace qu’ils partagent, avec des jeux pour enfants, des poules, des lapins, des cochons, une caravane… Il n’y a pas de règles, ils discutent lorsqu’un problème survient.
Des cochons sont aussi présents dans le projet Het Spilvarken, de l’artiste Nathalie Snauwaert, qui les a réintroduits dans différents lieux pour qu’ils mangent les ordures – avant d’être mangés. L’idée est d’occuper ces espaces publics, de prendre soin d’un animal qui puisse rassembler les gens, d’ouvrir l’imagination sur les usages de ces lieux communs, et aussi de créer de nouveaux rituels collectifs. Il y a aussi De Koer, un lieu culturel partagé…
Même s’il y a énormément de projets qui existent, nous ne nous connaissons pas assez entre nous. Il n’y a pas un réel mouvement collectif. C’est peut-être dû en partie au système des subsides, qui sont très compartimentés. Si une association est dans le domaine de l’art elle n’aura pas les mêmes interlocuteurs que celle qui est dans la jeunesse, ou dans le social. Il n’y a pas d’endroit de rencontre, de canal de communication entre nous.
NEST est un peu un lieu neutre, où des choses peuvent se passer, mais quid une fois qu’il aura disparu ?
Comment percevez-vous les relations entre le monde politique et l’associatif ou l’artistique à Gand ?
- Selon moi il y a beaucoup de poudre aux yeux. Les politiques aiment ce qui est fun, léger, sympa, mais de là à changer le système en profondeur… Que vous réalisiez un dossier sur Gand est par exemple exactement ce qu’ils veulent : faire apparaître la ville comme étant progressiste, innovante, sociale. Et l’apparence leur suffit. Même si je crois que c’était effectivement l’ambition personnelle du bourgmestre… Peut-être que la stabilité politique de cet îlot de gauche en Flandre fait qu’il est plus difficile de réagir, que cela endort ? Et puis dès qu’il y a une critique surgit l’argument « Quoi, tu veux voir arriver la droite ? »
Les projets sont toujours mis en compétition les uns avec les autres, il est très difficile d’obtenir de l’aide de la commune, c’est très rigide. Il faut connaître le jeu politique pour parvenir à obtenir ce dont vous avez besoin. Certains se disent qu’ils ne veulent plus d’argent de l’Etat ou de la Ville, mais alors ils deviennent presque invisibles pour les autres financeurs potentiels.
Peut-être suis-je trop négative, mais j’ai l’impression qu’ailleurs il y a moins de blabla. C’est comme le slogan de la ville, Zoveel Gent… J’ai mené beaucoup d’ateliers avec eux, pour déterminer une vision, une stratégie. Tout cela pour en arriver à cette formule vague, parce qu’ils ne sont pas parvenus à décider d’un angle.
Il y a pourtant une longue histoire de coopératives, de mutuelles, de mobilisation sociale dans cette ville. Cela n’a-t-il pas laissé de traces ?
Je n’en ai pas l’impression. Lorsqu’on voit Barcelone, là il y a un vrai héritage de l’histoire, des luttes pendant la guerre, contre Franco, qui leur a donné la culture de la coopération. Nous en Flandre en général et certainement à Gand nous sommes dans le confort, nous n’avons plus besoin de lutter.
Il faut vraiment remonter loin dans le temps pour retrouver les stroppendragers1 (les porteurs de nœud coulant). Ils sont célébrés lors des Fêtes de Gand, mais je ne suis pas certaine que les gens savent encore de quoi il s’agit. Il en reste, c’est vrai, un esprit un peu têtu, les Gantois acceptent peut-être moins que d’autres les choses comme elles sont. En même temps, la plupart des personnes qui lancent des projets intéressants à Gand ne sont pas originaires de la ville. Mais c’est quand même ici que cela se passe, même si je ne sais pas vraiment pourquoi…
Propos recueillis par Laure de Hesselle
1. Lire Imagine n°125, janvier-février 2017.
2. Les annuelles et très populaires Gentse Feesten reconstituent notamment la marche des « porteurs de nœud coulant », humiliation imposée par Charles Quint aux notables gantois qui se révoltaient contre ses impôts.